Le classisme n’est jamais drôle, mais est toujours accepté: plaidoyer pour les Américain.e.s gros.se.s et stupides

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Critiquer les Etats-Unis est un des hobbys favoris de la gauche européenne. Ceci est la conséquence naturelle de la domination militaire et économique américaine, de l’hégémonie d’une version fade et uniforme de sa culture ainsi que du néo-colonialisme belliqueux que ce pays exerce dans le monde entier. Les critiques à l’égard du gouvernement américain sont entièrement légitimes. Cependant, la perception de ce pays comme dominant est trop souvent simplifiée pour devenir une perception de ses citoyen.ne.s comme dominant.e.s. Alors, sur base de l’argument que l’on a le droit de critiquer librement les dominants, on y va gaiement avec des moqueries et des clichés sur les Américains, qui sont bêtes, qui n’ont pas de culture et qui sont obèses. Or, ces clichés ne sont pas des critiques politiques légitimes, mais les reflets d’une solidarité entre les classes élitistes des deux côtés de l’Atlantique.

Pour prouver la stupidité des Américain.e.s, de nombreux micro-trottoires sont menés. Les personnes que l’on peut y voir ne savent pas trouver l’Iran sur une carte, pensent que leur faubourg est potentiellement la cible d’Al Qaeda parce qu’ils ont un grand restaurant, pensent que Saddam Hussein a planifié le 11 septembre, etc. C’est bien marrant tout ça. Seulement, seul un tiers des enfants américains sait lire à 10 ans[1], et la corrélation entre taux  d’alphabétisation, inculture et pauvreté est énorme. Le système scolaire américain ne fait rien pour les plus démuni.e.s, et on parle même d’un « school to prison pipeline », par lequel certaines catégories de citoyen.ne.s, les noir.e.s notamment, sont destiné.e.s à la prison dès la maternelle. Ce sont ces énormes inégalités de classe et de race que l’on voit à l’œuvre dans des vidéos telle que « Americans are NOT stupid »[2], où de nombreux noirs sont d’ailleurs interrogés. Les Européen.e.s francophones, comme les démocrates des Etats-Unis, ont des taux d’éducation formelle bien plus élevés que ceux de cette partie des USA dont on aime rire. La Virginie occidentale, par exemple, cible adorée des comiques, est l’état avec le taux d’éducation universitaire le plus bas du pays[3]C’est aussi un des états où l’obésité est la plus répandue [4]. Et c’est aussi un des deux états les plus pauvres de l’Union [5]. Ces trois indicateurs sont d’ailleurs corrélés de manière générale. Qu’est-ce que c’est drôle tout ça. L’éducation formelle n’est pas une preuve de mérite, mais un privilège, et donc un problème de classe. Or, on ne se moque pas d’un diplômé de Harvard comme d’un montagnard de Virginie.

Tout comme le niveau d’éducation, la grosseur est un problème de classe. On rit très facilement de ces Américain.e.s qui sont tellement gros.se qu’elles ou ils ne savent pas bouger, et de nombreux.ses autres qui sont tout simplement gros.se. C’est le but principal de sites tels que People of Walmart[6], où des gens postent des photos de personnes faisant leur shopping au Walmart, supermarché réputé fréquenté par des pauvres. On y voit des photos de gros.ses et de cas sociaux, et cette page Facebook est suivie par plus d’un million de personnes. De nouveau, je dis, haha. Les gros.ses sont horriblement stigmatisé.es[7], et quiconque se soucie de l’égalité sociale se gardera d’être grossophobe s’il ou elle veut être cohérent.e. De plus, l’obésité concerne les pauvres, qui n’ont pas les moyens de manger sainement, le fast food étant plus accessible aux USA que la nourriture bio et non-transformée. La classe dominante aux Etats-Unis fait la guerre aux pauvres via la nourriture. Les lobbys agro-alimentaires y sont terriblement puissants, et les pauvres n’ont pas les moyens de lutter contre ces puissances. Ils et elles sont victimes de l’état américain et des multinationales qui le commandent. Je dis bien, multinationales.

Nous vivions jusqu’à peu sous un parti « socialiste » (appellation contrôlée), mais nos dirigeant.e.s ne sont pas radicalement différent.e.s de ceux des USA, si l’on regarde le paysage politique international à travers le spectre de la classe. Ces personnes obèses et pauvres qui ne savent pas où sont déployées leurs armées sont des victimes d’un système auquel participent Di Rupo et Charles Michel, en collaboration avec Obama. Tracer une division politique entre nous les Européen.ne.s et eux les Américain.e.s n’est cohérent avec une (vraie) position politique de gauche. Il est clair que les Etats-Unis s’ouvrent à la critique en étant responsables de meurtres partout dans le monde, mais nous qui aimons nous proclamer « victimes » de l’impérialisme américain sommes des victimes qui nous portons nettement mieux que ces obèses débiles incestueux créationnistes, ces pauvres ruraux qui peuplent le paysage américain et que nous amalgamons à son gouvernement. En tant qu’Européenne de classe moyenne, universitaire, je suis plus proche de Barack Obama qu’il n’est des jeunes personnes du Louisville Story Project[8]. Or, on critique Obama, mais on ne s’en moque pas. On critique les Nordistes, mais on ne s’en moque pas.

Les Nordistes sont des cibles beaucoup moins faciles que les Sudistes. Pourquoi ? Parce qu’ils nous ressemblent, à nous, gauchos européens universitaires. C’est cette solidarité de classe qu’on peut deviner dans des qualifications de certains aspects ou parties des USA que les Européens admirent de « plus européen. » New York, par exemple, serait plus européenne que Kansas City. Michael Moore. Jon Stewart. Louis CK, plus européens que Bill O’Riley ou Jerry Falwell. John Kerry et Barack Obama, quand ils étaient « in ». Et ce qui est pleinement américain ? Walmart. L’obésité. Les évangélistes. Les flingues. Les gros. Les trucs de pauvres quoi.

Quand nous critiquons les guerres que mènent les Etats-Unis, nos critiques sont légitimes, mais nous n’en sommes pas les victimes. Les Palestinien.ne.s, les Lybien.ne.s, les Afghan.e.s, etc en sont les victimes, et les natif.ve.s, et les noir.e.s américain.e.s, et les hispaniques américain.e.s, et tou.te.s les pauvres américain.e.s. Si nous devons tracer une division du monde blanc, nous devons, en tant que blanc.he.s privilégié.e.s consommant et travaillant dans une économie mondiale, assumer que nous nous rangeons du côté du gouvernement américain.  Pour s’en désolidariser, il ne suffit pas de rire de quelques sous-privilégié.e.s, mais il faut un effort conscient pour rejeter notre solidarité de classe dominante. Ce n’est, en effet, que du haut de notre position dominante que l’on s’accorde le droit de rigoler des « white trash. »

J’ai dit que l’éducation formelle est un privilège, et dans notre monde élitiste, ceci est indéniable. Cependant, il ne faut pas se tromper, être éduqué.e c’est aussi se fermer des portes intellectuelles. Il y a des choses qui sont évidentes pour nous et qu’un adolescent du Kansas ne connait pas, mais l’inverse est aussi vrai. Par exemple, il existe aux USA une rivalité entre le Nord et le Sud. Ces sudistes, si débiles, incestueux, obèses qui portent une méfiance envers les « intellectual snobs » Yankee ont leurs raisons : le Nord domine le Sud économiquement, et ce depuis la guerre civile. Si l’Union du Nord a soutenu l’abolition de l’esclavage, leurs raisons étaient très loin d’être uniquement humanistes. L’esclavage posait un problème au Nord parce qu’il offrait un avantage concurrentiel au Sud en matière de coûts de production. Actuellement, les états les plus républicains sont aussi les plus pauvres. Les politicien.ne.s américain.e.s viennent d’une élite, tou.te.s, seulement on les pioche tantôt dans l’élite nordiste intellectuelle, tantôt dans l’élite sudiste « nouveau riche » et anti-intellectuelle. Les uns ne sont pas plus humanistes que les autres.

Les Sudistes savent cela, aussi nuls en géographie et en théorie politique soient-ils. Après tout, ils vivent dans ce paysage politique complexe et multiple, et les Etats-Unis qu’ils connaissent sont bien plus réels que ceux que nous pensons connaître, de notre côté de l’Atlantique. Ils savent que leurs écoles sont violentes et terribles ; ils savent qu’ils galèrent pour payer les factures, et, dans de nombreux cas, même pour manger. Ils savent que leurs ancêtres ont perdu leurs fermes parce que les impôts étaient trop élevés.

Ils savent aussi ce qu’ils mangent, qui ne se résume pas au fast food. Il subsiste des endroits où ce cancer ne s’est pas encore répandu, et les gens mangent une cuisine locale qui vous ferait rêver. Le « soul food », par exemple. soulfood

Chaque état, chaque comté, chaque sous-culture à sa cuisine. L’hégémonie culturelle « américaine », pour survivre, doit faire le même exercice d’homogénéisation forcée sur son propre peuple qu’elle doit faire dans le reste du monde, en cuisine, en musique, en art, en politique. Chaque état, chaque comté a sa musique. Le « Old Time Music », par exemple, indéniablement du grand art, si on fait abstraction de nos réflexes élitistes, naît et renaît dans des zones rurales et pauvres[9].

Les pauvres dans le Nord-Est vivent plutôt dans les villes, et on s’en moque moins, mais j’ajouterais quand même que là aussi, des formes artistiques foisonnent, l’art de rue par exemple. On peut se demander pourquoi la pauvreté urbaine américaine touche plus facilement le cœur des Européens que la pauvreté rurale. Peut-être que la ville est « plus européenne » que le grand territoire ?

Etre anti-américain ne doit donc certainement pas se résumer à se moquer des pauvres américains ; ceci est une manière de collaborer avec une élite américaine nordiste, qui est tout aussi classiste que nous autres, européens. Utilisons plutôt notre pouvoir de consommateur pour réduire l’hégémonie américaine. Le moment est venu de vous poser la question suivante : voulez-vous, en tant que gauchistes, vous solidariser avec une classe dominante, ou voulez-vous vous solidariser avec une catégorie socio-économique réellement opprimée, à savoir les pauvres américains ? Parmi ceux-ci, il en existe déjà beaucoup qui savent que leur gouvernement ne leur veut que du mal, et au lieu de les féliciter pour leur clairvoyance, on se moque de leur anti-étatisme radical. D’autres pourraient devenir de puissants alliés dans la lutte contre la domination de l’Etat américain s’ils avaient accès à une éducation suffisante. Ils et elles sont déjà très bien placé.e.s, bien mieux placés que la bourgeoisie européenne, pour savoir que les Etats-Unis constituent un état qui ne soucie aucunement de l’humain, ni Afghan, ni Kentuckyan.

[1] http://www.savethechildren.org/site/c.8rKLIXMGIpI4E/b.6239481/k.D40C/Literacy.htm

[2] https://www.youtube.com/watch?v=JiZOM9ih7YI),

[3] http://247wallst.com/special-report/2014/09/23/americas-most-and-least-educated-states/

[4] http://time.com/3268603/fattest-states-obesity/

[5] http://www.forbes.com/sites/kathryndill/2014/10/13/the-richest-and-poorest-states-in-2014/

[6] http://www.peopleofwalmart.com/

[7] http://www.theguardian.com/lifeandstyle/2006/jul/09/healthandwellbeing.features

[8] http://vimeo.com/76905793

[9] Voir par exemple https://www.youtube.com/watch?v=bwiiD5K7y00

Publié le 12 décembre 2014, dans Non classé. Bookmarquez ce permalien. 1 Commentaire.

  1. Je partage tout à fait ton sentiment, sur presque tout! Les moqueries et l’anti-americanisme peut être très énervant! Merci particulièrement d’avoir mentionné les micros-troittoirs débiles! Ca m’énerve trop ceux qui les utilisent pour se moquer des gens!
    Les USA est un pays trés bizarre avec ces extrêmes, et il y a beaucoup qui me gêne, mais je deteste la critique facile de certains européens. Je me souviens d’une émission du Grand Journal sur Canal+ avec Angela Davis comme invitée, introduite pour sa vision très critique des Etats-Unis, ces hommes blancs qui l’interviewaient voulait l’entendre critiquer les USA ( ils avait l’air de se croire trop malin!!). La tête qu’ils ont fait quand elle répond que ce ne sont pas que les Etats-Unis, la France a aussi de gros souci!!! C’êtait trop bien de la voir démonter ces imbéciles!
    Bref super intéressant!

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